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res-publica

21 août 2008

Le local permet-il de « faire société » ? Les exemples des agglomérations nantaise et rennaise

Le renvoi au local de la question de la solidarité

            La péréquation financière est un mécanisme essentiel pour la solidarité entre les différents territoires de la République. Elle constitue une véritable discrimination positive, fidèle au modèle républicain puisque privilégiant des territoires en retard de développement et non tel ou tel groupe social.

Selon M. Bouvier, la péréquation financière a pour but « de favoriser une harmonisation de l’espace, une redistribution des richesses et par la même une réduction des inégalités ». Les professeurs G. Gilbert et A. Guengant l’ont défini comme l’égalisation des pouvoirs d’achat pondérés par les charges. Le principal mécanisme de péréquation est la dotation globale de fonctionnement (DGF). Il s’agit d’une dotation de l’Etat permettant d’instaurer une péréquation plutôt satisfaisante entre les collectivités territoriales. En effet, elle réduit environ de 30% les inégalités de richesses fiscales par habitant entre les communes de métropole (G. Gilbert, A. Guengant, 2002). Pour autant, la plupart des observateurs s’accordent à constater les limites et l’essoufflement de la péréquation nationale.

Celle-ci constitue donc un contrepoids à la compétitivité amplifiée par la décentralisation. Le morcellement administratif et territorial français en plus de 36.000 communes, combiné au mouvement continu de décentralisation depuis le début des années 1980, a accentué les stratégies concurrentielles entre les différentes collectivités territoriales. Cette différenciation passe en grande partie par « l’offre » en matière de taxes. En effet, la taxe professionnelle (TP) est très inéquitable puisqu’elle est prélevée par la commune et correspond à peu près à la moitié de ses ressources. Les 9/10 des disparités de potentiel fiscal sont ainsi imputables à l’inégale concentration spatiale des entreprises sur lesquelles la TP est prélevée. Cette iniquité est d’ailleurs dynamique puisque plus les bases de TP sont élevées, plus les taux sont modérés, renforçant l’attractivité de la collectivité territoriale. A l’inverse, une commune possédant une assiette faible aura tendance à la compenser par des taux élevés, dissuadant l’installation de nouvelles entreprises. Ce cercle vicieux explique que ce sont d’abord à des échelles micro locales que les disparités de richesses fiscales entre collectivités territoriales sont les plus fortes.

Malgré l’amplification de la compétitivité par la décentralisation, les inégalités de revenu par habitant entre les aires urbaines se sont réduites du fait des mécanismes de redistribution nationale. A l’inverse, les inégalités territoriales de revenu par habitant se sont fortement développées à l’échelle locale, entre les communes d’une même agglomération en raison des comportements ségrégatifs des ménages (L. Davezies, 2008). Ceux-ci se caractérisent par trois phénomènes : la relégation des classes populaires, la périurbanisation des classes moyennes et la gentrification des classes aisées (J. Donzelot, 2004). Les inégalités territoriales étant essentiellement un problème local, la question urbaine s’est ainsi substituée à la question sociale.

Au total, l’essoufflement des mécanismes de péréquation nationaux, le mouvement continu de décentralisation et l’apparition d’une question urbaine, ont conduit à un renvoi au local de la question de la solidarité.

L’agglomération comme modèle de solidarité

            Face à la nouvelle question urbaine, le local a été fortement encouragé à prendre en charge la question de la solidarité. La montée en puissance des structures intercommunales a ainsi été très vite perçue comme un moyen de résoudre le problème des inégalités territoriales. L’établissement public de coopération intercommunale (EPCI) à taxe professionnelle unique (TPU) est ici considéré comme la consécration institutionnelle de l’unité urbaine, notion géographique, correspondant à l’agglomération.

            La mise en place de la TPU permet d’instaurer une véritable solidarité intercommunale pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’unification des taux de TP permet de mettre fin à une concurrence fiscale, très souvent stérile, entre les communes. Surtout, la TPU permet d’instaurer deux mécanismes de redistribution territoriale. Le premier provient de la mutualisation des services intercommunaux. Le second passe par la  redistribution de la dotation de solidarité communautaire (DSC). En effet, le prélèvement de la TP est assuré par la structure intercommunale mais celle-ci ne garde que la quote-part destinée à financer le fonctionnement et le développement de ses compétences. Le reste du prélèvement de la TPU est redistribué aux communes, conformément au principe de neutralité des transferts, soit sous la forme d’une attribution de compensation (AC), soit sous la forme d’une DSC. L’AC est dans son esprit lié à la conservation des droits acquis des communes et correspond grossièrement   au produit de TP, avant l’instauration de la TPU, moins les charges transférées à l’intercommunalité. La DSC poursuit comme son nom l’indique un objectif de solidarité entre les différentes communes membres. Elle correspond au solde du produit de TP après déduction de l’AC et de la quote-part communautaire. L’AC étant figée, la croissance des bases de TP entraîne logiquement l’augmentation de la DSC. Sa redistribution se fait selon des critères de répartition fixés par le conseil communautaire. Même si les lois de 1999 et 2004 relatives à l’intercommunalité sont venues fixer des critères de répartition légaux, l’assemblée délibérante bénéficie en pratique d’une marge de manœuvre importante, lui permettant de mettre en place une solidarité locale « à la carte ». Ainsi, l’examen de la clé de répartition choisie par le groupement est intéressant car les critères sont éminemment politiques et reflètent l’état des rapports de force au sein de la structure intercommunale. En effet, l’instauration de critères péréquateurs, combinée à l’augmentation de la richesse fiscale générée par les entreprises, est susceptible de créer une véritable solidarité intercommunale. Cette péréquation locale « par le bas » constitue d’ailleurs selon Edmond Hervé, « la voie obligée » vers une meilleure solidarité territoriale capable de compléter la politique nationale de péréquation.

La solidarité intercommunale, rendue possible par la TPU, permet de concilier décentralisation et péréquation. En effet, la proposition de « nationalisation » de la TP supprimerait inévitablement la concurrence fiscale entre collectivités territoriales. Pour autant, elle porterait un coup de frein à la décentralisation en supprimant toute autonomie fiscale locale et donc toute responsabilisation fiscale des élus locaux. On voit ici tout l’intérêt de l’intercommunalité à TPU. La mutualisation de la TP à une échelle plus grande que la commune mais plus petite que le niveau national permet d’opérer une péréquation locale tout en préservant les acquis de la décentralisation. Cette péréquation de proximité est d’autant plus efficace car comme nous l’avons vu précédemment c’est à l’échelle fine des communes d’une même agglomération que les inégalités sont les plus criantes.

Enfin, l’intercommunalité à TPU a aussi été présenté comme un moyen de lutter contre « l’apartheid social » par le ministre de l’intérieur de l’époque J-P. Chevènement. En effet, en agrégeant des espaces spécialisés à des échelles larges, elle permettrait de lutter contre les effets de la ségrégation des ménages.

Rennes_m_tropole

Le paradigme rennais ou la fiscalité intercommunale au service de la solidarité locale

L’expérience intercommunale rennaise est très ancienne. Dès 1967, Henri Fréville, maire MRP de Rennes, souhaita créer une communauté urbaine. Celui-ci échoua devant la réticence des communes périphériques à perdre leur autonomie locale. Trois ans plus tard, et toujours sous l’impulsion d’Henri Fréville, est créé le district urbain de l’agglomération rennaise, composée de 27 communes. L’ascendance de la ville-centre est déjà forte en raison d’un rapport démographique très favorable de Rennes qui possède 75% de la population de l’ensemble de l’intercommunalité. En 2000, le district est transformé en communauté d’agglomération. Du fait, du caractère précurseur de l’intercommunalité rennaise, ce passage s’apparente plus à une « normalisation juridique » qu’à une réelle avancée dans l’intégration communautaire.

L’agglomération rennaise se singularise aussi par la longévité des maires de la ville-centre. En effet, Henri Fréville, après avoir occupé le mandat de maire de Rennes de 1953 à 1977, laisse sa place à Edmond Hervé qui l’occupera pendant 31 ans. Cette stabilité dans le pouvoir local a sûrement contribué au caractère précurseur de l’intercommunalité rennaise. En effet, Edmond Hervé va bénéficier d’un fort leadership tout au long de ses différents mandats de maire et de président de la structure intercommunale. Il va arriver à rallier la plupart des maires socialistes des communes périphériques à la cause intercommunale. Pour autant, et bien que la ville-centre constitue presque les deux tiers de la population des 37 communes de la communauté d’agglomération, Rennes ne possède que 40% des sièges au conseil communautaire. Cette importante concession n’a pas empêché la ville-centre grâce au leadership de son maire et à la concentration progressive du pouvoir autour de sa personne, d’instaurer un véritable pouvoir d’agglomération.

Largement soutenu par l’agence d’urbanisme pour le développement intercommunal de l’agglomération rennaise, le district est le premier à mettre en place une TP intercommunale en 1993 et à l’utiliser dès le départ comme péréquation de proximité entre les différentes communes qui le composent. Sa mise en place a été étalée sur 8 ans en raison des forts écarts de taux de TP au sein de l’agglomération rennaise. En 1992, la commune la plus riche du bassin rennais, Cesson-Sévigné, disposait d’un taux de 5% alors que celui de Rennes s’établissait à 19%.

L’ancienneté de la TPU a une incidence directe sur le caractère péréquateur de celle-ci. En effet, l’AC n’a cessé de baisser et la DSC d’augmenter en raison d’une nette progression de la richesse fiscale générée par les entreprises. La DSC correspond ainsi en 2005 à 70% de l’AC.

Cette solidarité intercommunale est renforcée par le caractère fortement péréquateur des critères de répartition choisis. Une première dotation, dite « population pondérée », correspondant à 40% de la DSC en 2005, permet à toutes les communes de bénéficier de ressources en provenance de la TP en donnant d’avantage aux communes les plus pauvres. Surtout, la dotation « maximisation de la solidarité », équivalant à peu près à 30% de la DSC en 2005, permet d’uniformiser les ressources des communes en partant de celles dont les ressources financières par habitant sont les plus faibles jusqu’à l’utilisation complète de la dotation. Des dotations complémentaires viennent récompenser les communes qui participent aux objectifs communautaires en ce qui concerne l’accueil d’entreprises, l’implantation de logements sociaux et la mise en place de terrains d’accueil pour les gens du voyage. Cette modulation de la DSC en fonction du respect des objectifs du programme local de l’habitat montre le glissement quasi-clandestin dans de nombreuses agglomérations, de l’urbanisme, largement de compétence communale, vers les structures intercommunales.

La forte croissance de la DSC et les critères fortement péréquateurs mis en place ont permis de réduire les inégalités de richesses entre les communes de la communauté d’agglomération rennaise de plus de 80% en complément des dotations de l’Etat. Néanmoins, l’exemplarité rennaise en matière de péréquation locale risque de s’affaiblir en raison de l’adoption par Rennes Métropole de la fiscalité mixte. Celle-ci a pour conséquence de geler définitivement l’évolution de la DSC à son niveau de 2005. Elle perdra donc sa fonction péréquatrice puisque les inégalités territoriales, elles, ne sont pas figées.

Nantes_m_tropole

Le modèle nantais ou l’apprentissage douloureux de la solidarité intercommunale

            La construction intercommunale nantaise est d’abord très récente. André Maurice, en opposition au pouvoir gaulliste, refusa la création autoritaire d’une communauté urbaine en 1966. Paradoxalement, après le départ du Général de Gaulle du pouvoir, le maire de Nantes tenta de réaliser en 1972, la fusion des communes limitrophes rendue possible par la loi « Marcellin » de 1971. Cette volte-face et la réticence des communes périphériques à perdre leur autonomie locale aboutit à un échec.

Devant l’échec de toute forme d’intégration politique, l’association communautaire de la région nantaise est créée. Il s’agit d’un syndicat d’études et de réflexions rassemblant 37 communes. Les structures de coopération fonctionnelles domineront le paysage intercommunal nantais jusqu’à la fin des années 1970. Deux syndicats intercommunaux à vocation unique seront ainsi créés pour prendre en charge la voie rapide et les transports collectifs. L’intercommunalité nantaise se caractérise ainsi par une réticence aussi bien de la ville-centre mais surtout des communes périphériques vis-à-vis de l’intégration politique. En 1978, l’agence d’urbanisme de l’agglomération nantaise est créée. Il s’agit d’un outil d’aménagement urbain qui aura un rôle clé dans la construction intercommunale.

Sous l’impulsion d’Alain Chénard, un rattrapage est amorcé, en 1982, grâce à la création du syndicat intercommunal à vocation multiple de l’agglomération nantaise, regroupant 19 puis 21 communes. Celui-ci va absorber les différents syndicats à vocation unique et à périmètre variable de l’agglomération. Une seconde étape dan l’intégration communautaire est franchie grâce à la création en 1992 du district de l’agglomération nantaise. Le registre technique dans lequel avait été confiné l’intercommunalité nantaise, va progressivement laisser place à une véritable intégration politique. Ce mouvement continu est consacré en 2001 avec la mise en place de la communauté urbaine de Nantes rassemblant 24 communes. Cette transformation programmée par la loi « Chevènement » de 1999 permettait de choisir entre 2 formules : la communauté urbaine, formule d’intégration la plus poussée, défendue par Jean-Marc Ayrault, et la communauté d’agglomération, formule relativement moins intégrée, défendue par le « club des huit » maires de droite de l’agglomération.

A l’opposé de Rennes, l’intercommunalité nantaise est caractérisée par une forte instabilité du pouvoir municipal à la tête de la ville-centre, du moins jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Jean-Marc Ayrault en 1989. En effet, l’alternance politique de 1983, avec l’évincement d’Alain Chénard par Michel Chauty, peut expliquer le retard pris par l’agglomération nantaise en matière d’intégration politique. Celle-ci va pouvoir rattraper son retard avec la longue période de stabilité politique qui s’entame à la tête de la ville-centre en 1989. Ainsi, Jean-Marc Ayrault, à la fois maire de Nantes et président du district puis de la communauté urbaine, va bénéficier d’un véritable leadership. La construction de ce pouvoir d’agglomération reste néanmoins fragile. En effet, la réticence instinctive des petites communes envers la construction intercommunale et le clivage politique entre la ville-centre et certaines de ses communes périphériques empêchent l’agglomération nantaise de prendre corps politique. Le président se retrouve ainsi fortement encadré par le bureau composé des maires des communes membres. Surtout, la population de la ville de Nantes bénéficie d’un rapport démographique nettement moins favorable que la ville de Rennes. Elle représente moins de 50% de la population totale de l’EPCI.

            La mise en place de la TPU en 2000 a été étalée sur 6 ans en raison des écarts élevés de taux entre les différentes communes membres. La commune de Rezé disposait en 1999 d’un taux de 25.33%, alors que la commune de Carquefou l’avait fixé à 14.49%. Malgré la hausse inéluctable du taux de TP pour les PME-PMI de la zone industrielle de Carquefou, celle-ci n’a pas soulevé de « fronde fiscale » puisque seulement 30% des entreprises de l’intercommunalité nantaise ont vu leur taux augmenter et 70% l’ont vu baisser.

            La DSC est-elle aussi récente puisqu’elle a été instituée avec la mise en place de la TPU en 2000. Sa jeunesse explique qu’elle ne représente qu’une faible part de l’AC, à peu près 20% en 2006. Elle est composée de trois parties : une partie forfaitaire ayant pour objet de reverser aux communes les compensations allouées en 1999 par l’Etat au titre de la réduction pour l’embauche et investissement, une partie en fonction de critères et une partie pour les communes de moins de 10.000 habitants dont le potentiel fiscal est inférieur à 50% de la moyenne.

            La majeure partie de la DSC étant reversée à travers la seconde partie, il est important d’examiner plus encore ses critères de répartition. Ceux-ci sont au nombre de 4 et chacun d’eux est pondéré par un coefficient figé sur la période 2004-2007 : effort fiscal (30%), insuffisance de potentiel fiscal (30%), insuffisance de revenu moyen par habitant (25%), croissance des bases de TP (15%).

            Au regard de ces critères, il est frappant de constater que les charges de centralité ne soient pas prises en compte. En effet, le critère de la population, favorisant logiquement la ville-centre, a été abandonné. Cette absence des charges de centralité dans les critères de répartition de la DSC est d’autant plus préoccupante que l’étalement urbain est un problème récurrent dans l’agglomération nantaise. En effet, la forte mobilité quotidienne des habitants des communes périphériques provoque une « fracture territoriale » entre les lieux de travail et les lieux de résidence, source de dépenses importantes, en grande partie assumée par la ville-centre. On peut donc considérer les communes périphériques et leurs habitants comme des « passagers clandestins », selon la célèbre expression de Mancur Olson, ceux-ci profitant des services financés par les contribuables de la ville centre sans en payer le coût.

            Ce caractère injuste est renforcé par le fait que la ville de Nantes bénéficie d’une DSC faible comparée à sa forte participation à la croissance des bases de TP. En effet, alors que celle-ci contribue fortement à la croissance de la DSC, presque de l’ordre de 50%, elle ne perçoit en moyenne que 16% de la croissance globale du produit de TPU par le biais de cette dotation. Ceci est d’autant plus injuste que la ville de Nantes dispose de la majorité des logements sociaux.

            L’antagonisme entre la ville-centre et sa périphérie, trait permanent de l’histoire intercommunale nantaise, se reflète donc dans la clé de répartition de la DSC. Néanmoins, et même si à l’heure actuelle, les effets redistributifs engendrés par la TPU restent limités, son efficacité devrait s’accroître au fil du temps. Ainsi, l’ évolution de la pondération et l’augmentation du solde consacré à la DSC a permis d’enclencher une véritable dynamique capable d’instaurer une solidarité locale.

Deux modèles de « faire société » : le modèle périurbain contre le modèle métropolitain

La loi « Chevènement » a contribué à l’institutionnalisation de deux modèles de « faire société » : le régime métropolitain et le régime périurbain. P. Estèbe explique très bien les deux logiques qui opposent ces deux modèles. En effet, « …là où le gouvernement métropolitain fonde son ressort principal sur la logique de prise de parole (voice), la position opposée fonde son ressort principal sur la logique de défection (exit) ». La consécration juridique de ce modèle périurbain est d’autant plus préoccupante que les études menées par P. Estèbe montrent que la grande partie des intercommunalités à TPU se constitue sur des bases fiscales et sociales homogènes. Cet « effet club » rend impossible la mise en place d’une véritable solidarité intercommunale. Cette homogamie est nettement la règle aussi bien pour les groupements riches que pour groupements pauvres. Deux types de « clubs » peuvent ainsi être distingués. Les premiers se situent dans la proche périphérie et rassemblent des communes riches composées soit de ménages de cadres avec des revenus élevés soit de retraités. Les seconds rassemblent des communes pauvres localisées dans la grande périphérie. En définitive, la loi « Chevènement », dont le but était de lutter contre « l’apartheid social », a donc eu l’effet inverse en renforçant les spécialisations sociales et territoriales.

Le modèle périurbain est donc fondé sur la défection. Celle-ci est d’autant plus aisée que la mobilité individuelle n’a cessé de se développer permettant ainsi aux ménages de choisir leur lieu de résidence indépendamment de leur lieu de travail. La « multi-territorialité » des individus (J. Viard, 2006) a aussi créée des phénomènes de « passagers clandestins », les « intercommunalités de défense » profitant des externalités positives  des groupements incluant la ville-centre.

Cette constitution de « clubs » est fortement encouragée par la théorie du fédéralisme fiscal de Charles Tiebout. Selon celui-ci, la formation de ces groupements permettrait d’adapter l’offre de services et de taxes en fonction des préférences des groupes sociaux qui les composent. Ces différents « clubs » sont donc en situation de concurrence pour attirer des catégories spécifiques de ménages « votant avec leurs pieds » pour accéder au meilleur rapport qualité/prix. Néanmoins, cette théorie est largement inapplicable en France. En effet, les travaux de José Kobielski ont montré que les demandes de services publics locaux diffèrent très peu, voire pas du tout, d’une ville à l’autre.

Ainsi, le seul modèle qui permet de « faire société » est donc celui incluant la ville-centre et rassemblant des profils économiques et sociaux différents. Bien évidemment, c’est dans cette catégorie que l’on peut ranger les intercommunalités à TPU nantaise et rennaise. Selon la typologie fondée par A. Hirschman, ces groupements sont fondés sur la prise de parole mais aussi sur la loyauté. En effet, le modèle métropolitain oblige à la prise de parole en ce qu’il permet la confrontation entre individus et groupes sociaux dont les intérêts et les passions s’opposent très souvent. Dans ce modèle de « vivre ensemble », la diversité sociale est considérée comme une ressource démocratique. Enfin, la loyauté et la prise de parole sont rendues possibles par le fait que l’intercommunalité à TPU permet de contenir les effets de la mobilité individuelle, facteur d’inégalités territoriales et de spécialisation sociale.

On peut espérer l’absorption de ces « intercommunalités de défense » par les groupements incluant la ville-centre. Ainsi, la multiplication d’instances de gouvernance « inter-territoriale », à la manière des conférences métropolitaines Nantes-Saint-Nazaire ou du Pays de Rennes, pourrait être interprétée comme les prémices d’une forme d’intégration politique plus large. Pour autant, les travaux de D. Béhar ont montré que ces regroupements d’intercommunalités avaient pour seul objectif de rallier les « clubs » périphériques aux intérêts de la ville-centre aussi bien en termes d’aménagement du  territoire que de développement économique.

La discordance entre richesse fiscale et « richesse sociale »

Marie-Paul Rousseau avait déjà souligné que la notion de commune pauvre ou de commune riche ne signifie pas grand-chose puisque si « la TP est spatialement injuste, elle l’est beaucoup moins socialement », les communes de pauvres étant en général les plus productives. Cette discordance entre richesses fiscale et « richesse sociale » conduit à ce que la mise en place de la TPU aboutisse à un transfert de ressource de communes socialement pauvres vers des communes socialement riches. Cette tendance se vérifie dans 7 des 10 plus grandes agglomérations françaises (M-P. Rousseau, 2006).

On peut ainsi se demander si l’intercommunalité à TPU nantaise ne souffre pas de cette « solidarité à l’envers ». En effet, malgré le fait qu’elle possède la majeure partie des logements sociaux de l’agglomération, elle bénéficie d’une DSC faible comparée à sa forte participation à la croissance des bases de TP.

La fiscalité mixte comme réponse à « la tentation résidentielle » des élus locaux

Cette discordance entre richesse fiscale et « richesse sociale » a une conséquence toute particulière s’agissant de l’intercommunalité à TPU. Dans le cadre de la spécialisation fiscale, la TP est prélevée par la structure intercommunale alors que la fiscalité sur les ménages reste le domaine réservé des communes.  Ainsi, un élu communal a tout intérêt à développer des logements plutôt que des entreprises afin de maximiser ses bases en matière de fiscalité sur les ménages. Cette « tentation résidentielle » s’explique par le fait que le développement local dépend plus d’une captation de revenus que d’une création de richesses (L. Davezies, 2008).

D’où l’importance dans la clé de répartition de la DSC, de critères qui vont permettre d’inciter les communes de continuer à accueillir des entreprises. Cette modulation de la DSC en fonction de la croissance des bases de TP que connaît chacune des communes, bien que contre-péréquateur, est essentielle. Elle a d’ailleurs été mise en place par les intercommunalités nantaise et rennaise.

Dans ce contexte, l’instauration de la fiscalité mixte, c’est-à-dire la perception par les EPCI de la TP mais aussi d’une partie des impôts ménages, permet de répondre à cet effet pervers de la spécialisation fiscale. Elle est justifiée par l’interdépendance des différentes communes d’une même agglomération, l’attractivité résidentielle des unes étant subordonnée à la compétitivité productive des autres. D’ailleurs, indépendamment de ce problème de discordance, la fiscalité mixte gagne en légitimité en raison du nombre croissant de prestations à destination des ménages, prises en charge par les structures intercommunales. Au total, la fiscalité mixte, d’ailleurs mise en place en 2005 dans la communauté d’agglomération rennaise, permet de « remettre à l’endroit » la solidarité en instaurant un transfert de ressources des riches vers les pauvres.

Le déficit démocratique du « machin » intercommunal

La légitimation politique de l’agglomération est d’autant plus nécessaire que le poids de la fiscalité intercommunale n’a cessé d’augmenter, mais surtout que le centre de décision s’est déplacé subrepticement du conseil municipal au conseil communautaire.

            Les structures intercommunales sont administrées par un conseil communautaire composé d’élus des communes membres. Ce principe d’élection au second degré des délégués communautaires tranche avec la légitimité démocratique des conseillers municipaux. Ce déficit démocratique est accentué par le fonctionnement de l’intercommunalité. Celui-ci ressemble de plus en plus à celui de l’Union européenne. Les décisions sont prises de manière technocratique et à l’insu des citoyens.

            Or, on pourrait très bien imaginer une élection des conseillers municipaux et des conseillers communautaires selon le mode de scrutin pratiqué à Paris, Lyon et Marseille.

Ce système permettrait de préserver l’échelon communal, tout en faisant bénéficier l’échelon intercommunal de la légitimité démocratique dont il manquait. Par ailleurs, la reconnaissance politique des agglomérations offrirait une scène permettant de poser la question de la solidarité locale en donnant les moyens à la société civile locale de s’en emparer.

            La solution française de réforme « au fil de l’eau » basée sur le principe du volontariat et de la contractualisation tranche avec les regroupements autoritaires belges et allemands des années 1970. Néanmoins, et malgré la précaution sémantique, l’ « inter »communalité s’inscrit en réalité dans une logique « supra »communale. Cette fatalité intercommunale est largement ressentie par les élus locaux. Dans cette même revue, Jacques Floch, ancien député-maire de Rezé, considérait que Rezé se transformerait inévitablement, dans un avenir plus ou moins proche, en un arrondissement de Nantes. De la même manière, l’affaiblissement fiscal des intercommunalités et la mort programmée de la TP pourraient paradoxalement être synonyme d’une intégration communautaire plus poussée grâce à l’adoption contrainte de la fiscalité mixte. Or, l’exemple rennais montre que ce régime fiscal obéit à une logique supracommunale.

Le local ne peut pas tout

            La solidarité intercommunale mise en place par la communauté d’agglomération rennaise pour être exemplaire, n’en est pas pour autant fréquente. Celle-ci reste isolée et dépendante d’un fort volontarisme politique ancré dans une longue expérience intercommunale. Malgré le retard pris par l’intercommunalité nantaise et l’antagonisme continu entre la ville-centre et sa périphérie, la communauté urbaine de Nantes commence à mettre en place une véritable solidarité intercommunale. Pour autant, ces deux modèles, qui ont réussi à « faire société », ne sont pas généralisables. En plus des différentes limites exposées précédemment, la majeure partie des intercommunalités à TPU utilise la DSC comme un simple affichage politique, les sommes consacrées étant dérisoires et les critères souvent contre péréquateurs. L’intercommunalité à TPU n’a donc, sauf exception, pas permis de lutter contre « l’apartheid social ».

Le risque est de renvoyer au local la question de la solidarité. Or, la péréquation financière reste un enjeu national et non local. Il conviendrait ainsi de « stopper le déclin de la péréquation » nationale (G. Gilbert, A. Guengant, 2002), en sachant que la mise en place d’une solidarité territoriale ambitieuse dépend d’une responsabilité partagée entre les pouvoirs publics nationaux mais aussi et surtout locaux.

            Le local ne peut pas tout. Pourtant, face au retrait progressif de l’Etat local et à la montée en puissance de structures intercommunales mises en concurrence les unes avec les autres (R. Epstein, 2005), le risque est de considérer l’agglomération comme un acteur autonome économiquement et socialement autosubsistant. Au total, l’Etat-Providence national reste le seul garant de la solidarité entre les différents territoires de la République.

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